vendredi 12 novembre 2010

Rogozov ou comment s'opérer soi-même de l'appendicite en antarctique

Difficile de commencer un blog... J'ai choisi pour commencer de vous conter une histoire "mythique" en rapport avec mon futur séjour en antarctique comme toubib, où notre isolement sera total pendant 8 mois à partir du mois de mars.
Beaucoup d'entre vous connaisse un dessin de Serre dans l'album "Humour noir et homme en blanc" où l'on voit un chirurgien s'opérer lui-même de l'appendicite. Ce que j'ai appris lors de ma préparation pour mon séjour avec le Dr Bachelard, c'est que cette histoire s'est réellement passée en 1961 dans une base russe en Antarctique. Devant l'incrédulité des personnes à qui je racontais l'histoire, j'ai questionné mon ami Google  et découvert le récit du chirurgien et les photos témoignant de cette épisode. Ce cas clinique exceptionnel a été publié récemment en décembre 2009 par son propre fils dans une revue médicale prestigieuse le "British Medical journal" ou "BMJ". Cet article est en anglais et j'ai décidé de vous en faire un aperçu où j'ai traduit de larges passages du récit du chirurgien Leonid Rogozov.

Ce médecin était jeune interne en chirurgie lorsqu'il décida de partir passer un hivernage en Antarctique comme médecin. Il avait aussi la fonction de météorologiste et de chauffeur du véhicule du la base. Alors qu'il était sur la base depuis moins de 2 mois, il commença à sentir une douleur au ventre.

"il me semblait bien que j'avais l'appendicite.Je n'en parlais pas et souriait comme si de rien n'était. Pourquoi inquiéter mes amis? Qui pourrait m'aider d'ailleurs ? le seul contact avec la médecine qu'un hivernant risque d'avoir, est un fauteuil de dentiste"

Il essaye les traitements antibiotiques, les pains de glace sur le ventre mais il sent que son affaire tourne mal. Déjà qu'en 2010 une évacuation sanitaire est quasiment impossible pendant l'hiver austral en Antarctique, en 1961, le Docteur Rogozov comprend rapidement la gravité de la situation.

"Il n'y avait toujours pas de signes objectifs de perforation imminente mais un pressentiment oppressant m'envahissait ...Ca y est...je dois bien me résoudre : le seul moyen de m'en sortir est de m'opérer moi-même...c'est presque impossible..mais je ne dois pas baisser les bras et laisser tomber.
Je ne me suis jamais senti aussi mal de toute ma vie. Les gars ont découvert la vérité. Ils n'arrêtent pas de venir me voir pour me calmer. Je me déteste. J'ai pourri leur séjour. Demain c'est Sauve-qui-peut. Et maintenant tout le monde court partout et prépare la salle et l'autoclave pour stériliser car nous allons opérer."

Il organise la salle d'opération dans son lit, donne des consignes précises à tous, et l'opération commence.

«Je ne pouvais pas penser à autre chose que la tâche que j'avais à accomplir. Je devais garder mon sang froid et serrer les dents. Dans le cas où je perdrais connaissance, j'avais donné à Sasha Artemev une seringue après lui avoir montré comment faire une injection. J'ai choisi une position demi-assise. J'ai expliqué à Zinovi Teplinsky la façon de tenir le miroir.
Mes pauvres assistants ! Au dernier moment, je les ai regardé:  ils étaient là, dans leurs blouses chirurgicales toutes blanches, aussi blancs qu'ils l'étaient eux-mêmes. J'étais moi-même terrifié. Mais dès que j'ai pris l'aiguille avec l'anesthésique local et que me suis fais la première injection, mon esprit s'est mis en pilotage automatique, et je n'ai plus fait attention à rien d'autre."

La scène est aussi décrite par l' un de ses camarades.

«Quand Rogozov s'était incisé et manipulait ses propres entrailles, son intestin gargouillait et c'était très perturbant pour nous ; tout ce que nous voulions faire c'était de tourner le dos, fuir, ne pas regarder, mais j'ai su garder la tête froid et je suis resté. Artemev et Teplinsky ont tenu un moment, mais ils ont finit par s'éclipser car ils étaient proche du malaise. Rogozov lui-même était calme et concentré sur son travail, mais la sueur coulait sur son visage et il demandait souvent à Teplinsky de lui essuyer le front."


Vous l'avez sans doute remarqué sur la photo, il avait décidé d'opérer sans gants car il supputait qu'il ne verrait pas grand chose et qu'il devrait avoir le maximum de sensation tactile. Il avait demandé également à un assistant de lui tenir un miroir (qu'on aperçoit sur la deuxième photo).

"C'était difficile de bien voir. Le miroir peut aider, mais il me gênait aussi car en fin de compte, il montrait les choses à l'envers. Je travaillais principalement par le toucher. Ça saignait pas mal, mais je prenais mon temps. En ouvrant le péritoine, je perforais le colon et devais le recoudre. Soudain, je réalisais qu' l y avait encore plus de lésions mais je ne les remarquais même plus... Il faut dire que je me sentais de plus en plus faible, ma tête commençait à tourner. Tous les 4-5 minutes, je devais reprendre mes esprits pendant 20-25 secondes. Enfin, le voici, le maudit appendice! Avec horreur, je voyais une tache sombre à sa base. Cela signifiait que seulement un jour de plus et il aurait éclaté, et alors là...
Au moment crucial de l'ablation de l'appendice, je frémis : mon cœur se serra et ralentit vraiment, mes mains étaient comme tétanisées. Aïe, pensais-je, ça va mal finir... Alors qu'il ne restait qu'à enlever l'appendice...Et puis je réalisais que, au fond, j'étais déjà sauvé."

L'opération dura au total 1h 45. A la fin, il a pris quelques cachets pour dormir. Les antibiotiques furent poursuivis. Les symptômes se sont améliorés et deux semaines plus tard il retrouvait une vie normale et pouvait finir l'hivernage. Il est mort il y a 10 ans après une carrière de chirurgien à Léningrad. Quand on lui rappelait les faits, il avait l'habitude de répondre en souriant : "un métier comme un autre, une vie comme une autre".

Son fils, qui est donc l'auteur de l'article du BMJ, est devenu anesthésiste...
Voilà pour ce récit extra-ordinaire. Pour ma part, J'ai déjà été opéré de l'appendicite. C'est déjà ça. Maintenant il reste tellement de chose dans ce foutu ventre...

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